A travers ce blog, j'espère vous donner envie de lire ces oeuvres qui m'ont touchée, marquée. Notes de lectures, présentations de livres, avis personnels... Ce ne sont pas les analyses d'un professeur de Lettres, mais plutôt d'une lectrice qui souhaite partager sa passion.

mardi 22 septembre 2015

Le Loup des steppes
de Hermann Hesse


Le Loup des steppes est loin d’être un roman comme les autres. Dans sa forme aussi bien que dans son propos, il ne ressemble à rien de connu, et surtout, il se démarque complètement d’une simple histoire de fiction. Tout d’abord, la « Préface de l’éditeur » n’est pas une préface comme on l’entend, le genre d’introduction ennuyeuse qu’on lit rarement : pour ma part, j’ai failli passer à côté d’une partie très importante du livre, qui est le point de vue d’un personnage extérieur sur le narrateur, une sorte d’épilogue en guise de prologue.

Ensuite, dans ce récit qui ne ressemble à aucun autre se trouve un Traité sur le loup des steppes, un court essai destiné à Harry Haller, le personnage principal du livre qui se qualifie lui-même de « Loup des steppes ». Mais ce texte que le narrateur lit d’une traite, bouleversé par l’écho qu’il provoque en lui, c’est en réalité une sorte de résumé du livre entier destiné au lecteur – s’il s’identifie au Loup des steppes – qui aura lui-même du mal à lâcher ce livre.

En réalité, Le Loup des steppes ressemble moins à un roman qu’à un récit philosophique réellement profond sur la liberté individuelle et ce qu’elle implique. Ce n’est pas un texte très long, mais il est extrêmement dense : même si on le lit rapidement, on y retourne, et ce n’est pas le genre de livre qu’on oublie. 

Harry Haller est un intellectuel, un idéaliste solitaire, profondément malheureux et suicidaire, car atteint de « lucidité désespérée » sur son époque. On ne peut s’empêcher de penser que le jugement du personnage sur la médiocrité ambiante reflète celui de l’auteur sur la société des années 20 en Allemagne (Le Loup des steppes date de 1927). Bien que cette période corresponde à la montée du national-socialisme, Hesse ne fait jamais référence à la politique, mais plutôt à la superficialité de l’époque, à l’arrivisme, la prétention et la bêtise. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si Hermann Hesse décrit son héros comme un « loup des steppes […] égaré dans les villes où les gens mènent une existence de troupeau », troupeau qui permettra à Hitler de devenir son « führer ».

Malgré cela, Le Loup des steppes est complètement intemporel : c’est le récit à la première personne d’un homme qui mène une vie d’ermite, incapable de s’intégrer dans une société qui lui semble absurde, tout en étant fasciné par l’aspect lisse et sans histoire de la vie bourgeoise – parce qu’elle fait partie de son ADN. « Est-ce particulier à notre époque ? Ou en a-t-il toujours été ainsi ? », demande Harry Haller. Non seulement je pense qu’il en a toujours été ainsi, mais je crois malheureusement que ce sentiment ne vient pas de l’époque, mais de la personne qui ne s’y retrouve pas. Comme le dit un des personnages, « L’existence humaine ne devient une véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre au Moyen Âge aurait lamentable péri, suffoqué ». Comme tout libre penseur – qui ne suit pas le troupeau, donc – Harry se sent étranger au monde qui l’entoure. Cette partie de lui qui s’exclut du troupeau, c’est le Loup des steppes. Sa souffrance est d’autant plus vive que parfois, dans une sorte de délire schizophrène, il sent en lui un besoin d’en faire partie (l’instinct de survie, sans lequel il est condamné) et son côté « homme », qui juge moins durement ses contemporains, refait surface et lutte contre le Loup des steppes.

Mais ce n’est pas l’histoire d’une personnalité double, ce serait trop simple. Ce que Harry apprend d’ailleurs dans le Traité sur le Loup des steppes, c’est que toute personnalité est complexe : même le dernier des simplets n’a pas un caractère monolithique ou même binaire. Au contraire, toute personne est composée d’une multitude de moi, et les nombreuses facettes de sa personnalité lui permettent de s’adapter à toutes les situations. Il est salutaire d’en avoir conscience et de faire preuve de légèreté, de recul et de dérision.

Un soir de désespoir, alors qu’à 47 ans, Harry s’est donné 3 ans tout au plus avant de céder à la délivrance du suicide, il fait une rencontre qui va lui donner l’occasion de mettre le traité en pratique : il rencontre l’Amour, personnifié par le personnage de Hermine, son âme sœur, son double féminin.

Hermine est la traduction féminine du prénom Hermann. Et si Harry est immédiatement fasciné par ce personnage, c’est que Hermine est un miroir de sa personnalité (comme Harry Haller est un double de Hermann Hesse) : elle semble être son opposé alors qu’ils sont identiques ; simplement, ils ne vivent pas de la même manière. Au départ, c’est une jeune femme à l’allure superficielle, bien de son temps, qui aime s’amuser. Mais bien sûr, son insouciance n’est qu’une apparence, elle est seulement une des facettes de sa personnalité qui est tourmentée comme celle de Harry. Tout comme lui, la jolie jeune fille au visage d’ange cache en elle un loup des steppes, et elle fait promettre à Harry qu’un jour, il la tuera.

Grâce à Hermine, Harry Haller accepte peu à peu l’idée de profiter de la vie, telle quelle, sans la juger trop sévèrement. La jeune femme apprivoise le Loup des steppes et jour après jour, il se surprend lui-même à apprécier des plaisirs futiles tels que la danse ; il arrive même à sympathiser avec des personnages qui lui auraient parus infréquentables auparavant. Suivant sa jeune amie et acceptant la légèreté de la vie, Harry se laisse entrainer dans le Théâtre magique, un lieu de rêve où tous les choix sont possibles – qui est en fait une représentation des délires hallucinogènes – et où il manque l’occasion qui lui est offerte de prendre la vie avec dérision.

C’est la leçon que Harry Haller apprend à la fin : seuls l’humour et la légèreté peuvent sauver un homme comme lui, qui se sent si différent et seul au monde. Mais au-delà de cette « morale » qui peut sembler un peu trop simple, Le Loup des steppes est un livre qui fait avant tout réfléchir sur la question de la liberté individuelle. « On ne peut vivre intensément qu’aux dépens de soi-même » : si Harry Haller vit en marge de la société volontairement, son indépendance farouche est devenue une prison insupportable ; il est dans une impasse. Car si l’homme est un animal social, le loup aussi vit en meute : si l’indépendance signifie le rejet, alors ce n’est plus la liberté.





vendredi 11 septembre 2015

LE TOURNANT, Histoire d’une vie 
de Klaus Mann  


J’ai beau ne pas être un jeune garçon, je n’en ai pas moins été passionnée par la lecture du Tournant, Histoire d’une vie, l’autobiographie de Klaus Mann. Car en écrivant l’histoire de sa vie, Klaus Mann – qui était homosexuel – avait l’espoir de toucher les générations futures, plutôt de sexe masculin. Ce n’est pas de la misogynie de sa part (il a eu au contraire de nombreuses amies proches), mais sans doute une sorte de naïveté, d’idéalisme, que l’on retrouve dans sa pensée. Klaus Mann était un pur, un irréductible qui n’a jamais dévié de ses convictions antifascistes, qui étaient particulièrement courageuses à son époque.

C’est aussi un grand écrivain, que je découvre bien tard, alors que je connais Thomas Mann, son père, depuis mon adolescence. Il appelait d’ailleurs l’auteur de La montage magique, « le Magicien », avec un grand respect, malgré l’ombre que la gloire de celui-ci lui faisait.  Il commence à écrire très tôt – dès l’adolescence – et essaye de se faire un nom, sans jamais se décourager. Il a dû faire preuve d’une force de caractère impressionnante pour ne pas être totalement écrasé par la renommée de son père – qui l’a toujours encouragé. Sa production est énorme : essais, nouvelles, romans, pièces de théâtre, critiques littéraires, journalisme (il travaille même sur un scénario à la fin de sa vie)… Son autobiographie donne un aperçu de ses écrits et donne d’autant plus envie de les lire qu’il parle de leur élaboration.

Intellectuel engagé, Klaus Mann a été l’un des premiers écrivains allemands à réaliser le danger de la montée du fascisme, dès 1925. Alors qu’à 19 ans, il découvre Rome, la présence de Mussolini la lui fait détester. À cette époque, il ne réagit que de manière instinctive : il ne s’intéresse pas encore à la politique. C’est sa nature humaniste qui parle. Tout au long du récit de sa vie, ce qui frappe, ce n’est pas seulement la très grande intelligence de cet homme, mais c’est aussi sa lucidité sur tous les événements qui se passent en Europe. Dès 1933, il fuira l’Allemagne, essayant vainement de faire comprendre ses motivations à Stefan Zweig, qu’il admire. Privé de son passeport, comme tous ceux qui fuient le nazisme, il abandonnera sa nationalité allemande sans regret pour d’abord, devenir Tchèque, puis Américain, au cours de la guerre.

Ce qu’il raconte sur la montée du nazisme et sur la politique européenne pendant les années 30-40 est édifiant : on en apprend plus que dans un livre d’histoire. Il porte un regard sans concession sur l’inconscience, la malhonnêteté intellectuelle, ou la lâcheté des uns et des autres. Mais Klaus Mann est un homme mondain et amoureux des gens comme de la vie. Il voyage beaucoup, vit dans les hôtels, et découvre l’Amérique ainsi que l’Afrique du Nord et de nombreux pays européens. Il se liera d’amitié avec d’innombrables artistes comme André Gide ou Jean Cocteau, et rencontrera tous les intellectuels de son époque. Pendant son exil – d’abord en Hollande puis aux États-Unis où il finit par s’installer – il va créer trois revues littéraires ou s’exprimeront les plus grands libres penseurs de son temps.

Exilé aux États-Unis en 1936 avec sa chère sœur Erika dont il se sépare le moins possible, il vit entre New York et la Californie, où ses parents finissent pas s’installer. Quand la guerre éclate, il s’enrôle dans l’armée américaine pour combattre son propre pays d’origine. À cette époque, il a déjà décidé d’abandonner sa langue maternelle et commence à rédiger son autobiographie en anglais : The Turning Point – qui deviendra Le Tournant dans sa version enrichie, la traduction allemande faite non pas par lui, mais par sa sœur Monika. Il explique la différence entre ces deux livres dans une postface très émouvante, écrite un mois avant sa mort à Cannes, à seulement 42 ans. Marqué toute sa vie par le suicide de nombreux proches, dont un de ses compagnons, Klaus Mann sera finalement victime de cette malédiction. Tout jeune déjà, Klaus Mann pensait au suicide, hanté par l’idée de Decision, de Cross-road, de Tournant (tous des titres de ses ouvrages) : un seul pas dans l’une ou l’autre direction peut être un choix sans retour possible.