Le Loup des steppes
de Hermann Hesse
Le Loup des steppes est loin d’être un roman comme les
autres. Dans sa forme aussi bien que dans son propos, il ne ressemble à rien de
connu, et surtout, il se démarque complètement d’une simple histoire de
fiction. Tout d’abord, la « Préface de l’éditeur » n’est pas une
préface comme on l’entend, le genre d’introduction ennuyeuse qu’on lit rarement
: pour ma part, j’ai failli passer à côté d’une partie très importante du
livre, qui est le point de vue d’un personnage extérieur sur le narrateur, une
sorte d’épilogue en guise de prologue.
Ensuite, dans ce
récit qui ne ressemble à aucun autre se trouve un Traité sur le loup des steppes, un court essai destiné à Harry
Haller, le personnage principal du livre qui se qualifie lui-même de
« Loup des steppes ». Mais ce texte que le narrateur lit d’une
traite, bouleversé par l’écho qu’il provoque en lui, c’est en réalité une sorte
de résumé du livre entier destiné au lecteur – s’il s’identifie au Loup des
steppes – qui aura lui-même du mal à lâcher ce livre.
En réalité, Le Loup des steppes ressemble moins à un
roman qu’à un récit philosophique réellement profond sur la liberté individuelle
et ce qu’elle implique. Ce n’est pas un texte très long, mais il est
extrêmement dense : même si on le lit rapidement, on y retourne, et ce
n’est pas le genre de livre qu’on oublie.
Harry Haller est
un intellectuel, un idéaliste solitaire, profondément malheureux et suicidaire,
car atteint de « lucidité désespérée » sur son époque. On ne peut
s’empêcher de penser que le jugement du personnage sur la médiocrité ambiante
reflète celui de l’auteur sur la société des années 20 en Allemagne (Le Loup des steppes date de 1927). Bien
que cette période corresponde à la montée du national-socialisme, Hesse ne fait
jamais référence à la politique, mais plutôt à la superficialité de l’époque, à
l’arrivisme, la prétention et la bêtise. Mais ce n’est sans doute pas un hasard
si Hermann Hesse décrit son héros comme un « loup des steppes […] égaré
dans les villes où les gens mènent une existence de troupeau », troupeau qui
permettra à Hitler de devenir son « führer ».
Malgré cela, Le Loup des steppes est complètement intemporel :
c’est le récit à la première personne d’un homme qui mène une vie d’ermite,
incapable de s’intégrer dans une société qui lui semble absurde, tout en étant
fasciné par l’aspect lisse et sans histoire de la vie bourgeoise – parce qu’elle
fait partie de son ADN. « Est-ce particulier à notre époque ? Ou
en a-t-il toujours été ainsi ? », demande Harry Haller. Non seulement
je pense qu’il en a toujours été ainsi, mais je crois malheureusement que ce
sentiment ne vient pas de l’époque, mais de la personne qui ne s’y retrouve pas.
Comme le dit un des personnages, « L’existence humaine ne devient une
véritable souffrance, un enfer que lorsque deux époques, deux cultures, deux
religions interfèrent l’une avec l’autre. Un homme de l’Antiquité ayant dû vivre
au Moyen Âge aurait lamentable péri, suffoqué ». Comme tout libre penseur
– qui ne suit pas le troupeau, donc – Harry se sent étranger au monde qui
l’entoure. Cette partie de lui qui s’exclut du troupeau, c’est le Loup des
steppes. Sa souffrance est d’autant plus vive que parfois, dans une sorte de
délire schizophrène, il sent en lui un besoin d’en faire partie (l’instinct de
survie, sans lequel il est condamné) et son côté « homme », qui juge
moins durement ses contemporains, refait surface et lutte contre le Loup des
steppes.
Mais ce n’est
pas l’histoire d’une personnalité double, ce serait trop simple. Ce que Harry
apprend d’ailleurs dans le Traité sur le
Loup des steppes, c’est que toute personnalité est complexe : même le
dernier des simplets n’a pas un caractère monolithique ou même binaire. Au
contraire, toute personne est composée d’une multitude de moi, et les nombreuses
facettes de sa personnalité lui permettent de s’adapter à toutes les
situations. Il est salutaire d’en avoir conscience et de faire preuve de
légèreté, de recul et de dérision.
Un soir de désespoir,
alors qu’à 47 ans, Harry s’est donné 3 ans tout au plus avant de céder à la
délivrance du suicide, il fait une rencontre qui va lui donner l’occasion de mettre
le traité en pratique : il rencontre l’Amour, personnifié par le
personnage de Hermine, son âme sœur, son double féminin.
Hermine est la
traduction féminine du prénom Hermann. Et si Harry est immédiatement fasciné
par ce personnage, c’est que Hermine est un miroir de sa personnalité (comme Harry
Haller est un double de Hermann Hesse) : elle semble être son opposé alors
qu’ils sont identiques ; simplement, ils ne vivent pas de la même manière.
Au départ, c’est une jeune femme à l’allure superficielle, bien de son temps,
qui aime s’amuser. Mais bien sûr, son insouciance n’est qu’une apparence, elle
est seulement une des facettes de sa personnalité qui est tourmentée comme
celle de Harry. Tout comme lui, la jolie jeune fille au visage d’ange cache en
elle un loup des steppes, et elle fait promettre à Harry qu’un jour, il la
tuera.
Grâce à Hermine,
Harry Haller accepte peu à peu l’idée de profiter de la vie, telle quelle, sans
la juger trop sévèrement. La jeune femme apprivoise le Loup des steppes et jour
après jour, il se surprend lui-même à apprécier des plaisirs futiles tels que
la danse ; il arrive même à sympathiser avec des personnages qui lui
auraient parus infréquentables auparavant. Suivant sa jeune amie et acceptant
la légèreté de la vie, Harry se laisse entrainer dans le Théâtre magique, un
lieu de rêve où tous les choix sont possibles – qui est en fait une représentation
des délires hallucinogènes – et où il manque l’occasion qui lui est offerte de
prendre la vie avec dérision.
C’est la leçon
que Harry Haller apprend à la fin : seuls l’humour et la légèreté peuvent
sauver un homme comme lui, qui se sent si différent et seul au monde. Mais
au-delà de cette « morale » qui peut sembler un peu trop simple, Le Loup des steppes est un livre qui
fait avant tout réfléchir sur la question de la liberté individuelle. « On
ne peut vivre intensément qu’aux dépens de soi-même » : si Harry
Haller vit en marge de la société volontairement, son indépendance farouche est
devenue une prison insupportable ; il est dans une impasse. Car si l’homme
est un animal social, le loup aussi vit en meute : si l’indépendance
signifie le rejet, alors ce n’est plus la liberté.